Totem
Ayana & Khaaleb
La petite chaussette faisait à peine un tiers de son doigts. Elle était verte, autrefois. Sans doute portée par bien des enfants, délavée à présent. Passées de petits d’Homme en petits d’Hommes. Comme un héritage. Avec des petites grenouilles jouant dans des flaques d’eau. Un demi-sourire s’étira sur le visage de Khaaleb. Quelque chose capable de tenir là dedans ne pouvait pas être bien terrifiant… nan ?
Un soupire souleva ses larges épaules. Le futur père joignit la soquette à sa jumelle et les plia l’une dans l’autre avec soin.
Dans le tiroir ouvert de la commode, il plaça la paire à côté de plusieurs autres ainsi que divers vêtements qu’on leur avait prêté. Toutes les affaires qu’ils récupéraient depuis des mois dans l’attente de l’arrivée du -des- bébés étaient à présents partis en fumée avec tout le reste de leurs affaires, de leur foyer. C’était grâce à la générosité des habitants de la Colonie, qu’ils avaient à présent rejoint, qu’ils pouvaient recommencer depuis le début à rassembler tout ce dont ils auraient besoin.
Dans son dos, soudain, une série de grognements.
« Je n’y arrive plus... » L’ours se tourna. Sur le lit de la chambre, Thalya était assise. Elle essayait, bras et doigts tendus, de retirer ses bottes mais c’était peine perdue. Son ventre rond l’handicapait de plus en plus, et ça n’allait pas en s’arrangeant. Les jours passaient, et avec eux sa mobilité diminuait, tout comme son autonomie. Elle fatiguait un peu, aussi. Bien qu’ils fussent à présent en sécurité dans un lieu où ils leur étaient enfin possible de se reposer, la charge de la grossesse commençait à se voir sur le visage de sa femme. Fière et surtout déterminée à ne rien laisser paraître, la jeune femme n’en parlait pas, ou peu, mais lui le savait bien. Ça commençait à être long, même pour quelqu’un d’aussi courageux qu’elle.
Refermant le tiroir, l’ancien trappeur se rapprocha du lit et mit un genoux à terre afin de l’aider. Si d’ordinaire elle le repoussait, prétextant qu’elle pouvait très bien s’en sortir seule, elle ne fit ce soir même pas l’effort de jouer le jeu. Patient, le futur père attrapa une botte qu’il retira puis la seconde, les plaçant l’une à côté de l’autre au pied du lit, puis il releva le visage pour voir sa femme passer des mains sur son ventre qu’elle regardait avec insistance.
« C’est ta faute tout ça... murmura-t-elle.
-Je croyais qu’il fallait être deux pour faire un bébé... » répondit-il doucement en posant à son tour la paume de sa main sur son ventre. A l’intérieur, l’un de leurs enfants s’agitait.
« C’est ta faute quand même... » Khaaleb la regarda. Elle souriait, mais ses yeux ne mentaient pas. Quelque chose la tracassait.
« Tu vas y arriver mon amour… » Elle ne répondit pas tout de suite et resta immobile, l’air soudain si grave et las.
« Si tout se passe bien, d’ici un petit mois, nous pourrons enfin les rencontrer. -Si tout se passe bien... » Il voulut répondre mais ne trouva rien d’intelligent à dire. Alors le silence retomba.Tous les deux savaient à quel point la situation était risquée. A quel point tout pouvait leur échapper.
Doucement, l’ours glissa sa main dans celle de sa compagne. La serra. La leva jusqu’à ses lèvres et l’embrassa sans la quitter des yeux. *Je suis là* pensait-il *Je serai toujours là pour toi*. La bouche de sa compagne se crispa et son menton se mit à vibrer. Sentant qu’elle était sur le point de craquer, la jeune femme prit une profonde inspiration et se redressa soudain, fermant les paupières quelques secondes le temps de reprendre le dessus, puis posa une main sur l’épaule du futur père et le secoua un peu. Il avait toujours admiré cette façon qu’elle avait de garder le cap. La force d’une mère. Insubmersible.
« Aller aide moi à me coucher… quitte à me mettre dans cet état autant assumer. » Soulevant la couverture propre, Khaaleb aida donc sa femme à s’y glisser lentement. Charlotte profita de l’agitation pour entrer dans la chambre au pas de course et bondit sur le lit pour s’y installer à son tour, tout en délicatesse. La chienne avait pris l’habitude d’être toujours là pour sa nouvelle maîtresse et après avoir inspecté sur tout était en ordre, elle s’allongea à ses pieds et posa sa tête contre la main de la jeune femme afin de se faire caresser avant la nuit.
« Bonne fille... » murmura Thalya en posant sa tête sur l’oreiller, puis, elle s’adressa à lui.
« Tu viens te coucher ? »-Pas tout de suite… j’ai encore quelques petites choses à faire en bas, et je dois passer voir les voisins... puis je te rejoins.-D’accord… je t’attends alors. » dit-elle en fermant déjà les yeux. Le mohawk sourit, sachant très bien qu’elle dormirait d’ici quelques minutes à peine. Se penchant en avant, il embrassa son front puis la commissure de ses lèvres et après une petite grattouille à Charlotte qui émit un petit couinement, il quitta la chambre en éteignant la lumière.
« Bonne nuit Sunshine...Konnonrónhkhwa... » Une des marches de l’escalier grinça sous son poids alors qu’il descendait. Le séjour était silencieux, pour ne pas dire vide. La maison qu’on leur avait attribué était propre et seine, parfaite pour la petite famille qui allait bientôt s’agrandir, mais Khaaleb n’y pouvait rien. Il ne se sentait pas ici chez lui. C’était trop neuf, sans âme. Des murs gris ou taupe, des appliques, une cuisine avec plaques électriques et four à chaleur tournante. Un confort moderne qui faisait tâche, dans le paysage de ces trois années d’apocalypse. La vie n’était pas toute rose pour autant, à la Colonie. Il fallait travailler pour vivre et mériter ses rations. Après tout ce qu’ils avaient reçu c’était une tâche bien normale à laquelle il s’adonnait avec rigueur. Mais au fond de lui, la forêt lui manquait. Intensément. La communauté avait beau être établie sur une grande superficie, il se sentait enfermé derrière ces barrières comme il l’avait été autrefois à l’hôpital de Kelowna lorsqu’il vivait avec la Lyssa. Il se répétait, jours après jours, que c’était pour le mieux. Qu’ici, Thalya serait bien accompagnée pour sa grossesse. Mais il souffrait. En silence. De ces murs qui l'emprisonnaient. De ces gardes qui les surveillaient. De son foyer incendié par les bombes.
Une fois les restes du repas rangés, l’ancien trappeur se dirigea vers la table et s’y assit quelques instants. Devant lui, des petits tas de matériaux, de fils récupérés, de plumes ou de morceaux de tissus effilochés. Humidifiant son pouce et son index, il saisit une ficelle et entreprit de terminer l’assemblage d’une petite mouche qu’il glissa, une fois terminée, dans une petite boite en plastique bleu. Cette dernière fut à son tour placée dans un sac, ainsi qu’un ancien pot de confiture remplie de feuilles séchées. Il essaya de ne pas faire grincer la chaise sur le sol en se relevant, puis quitta la pièce avec le sac à la main. Sans un regard pour le séjour presque sans meubles où brûlait la dernière bûche de la soirée, Khaaleb ouvrit la porte de la maison et sortit sur le perron.
Il faisait nuit dehors, et relativement doux. Longuement, il écouta le chants des grillons et des insectes nocturnes, inspirant les odeurs du soir. Non loin de là, la mer lui apportait des parfums qui lui rappelaient des souvenirs anciens. Le silence était quasiment total dans les petits pavillons du quartier est. Les lumières étaient presque toute éteintes. Les yeux levés vers le ciel, il scruta les étoiles qui apparaissaient entre les nuages rapides, se remémorant les noms des constellations. Puis, il descendit les quatre marches et fit quelques pas sur l’allée qui passait devant chez eux. Quelques pas seulement, car il s’arrêta bien vite pour s’avancer vers la maison voisine.
Sur la petite terrasse, une femme était comme là à l'attendre. Une sœur.
« Kwe khe'ken:'a Tsistékeri...* » dit-il en s’approchant d’Ayana et en lui tendant le sac.
« Ce dont nous avions parlé… la tisane et les mouches... »**
[*En mohawk : " Salut sœur hiboux"]
[**Lorsque Khaaleb s’exprime en italique, c’est qu’il parle okanagan]