De toutes mes forces...

Musique:

Au rythme lent du mécanisme électrique, le cercueil recouvert d'une immense couronne de fleurs blanches descend dans le caveau, dans un bruit de moteur ronronnant. Bientôt, June n’aperçoit plus le bois vernis, elle ne voit plus les feuillages, ni même le blanc des roses de la composition florale. Elle ne voit plus le ruban portant un message brodé d'or dont les ornements étaient si soignés et jolis. Elle ne voit plus rien que le trou béant dans la terre, tout entouré de marbre gris lézardé de veines rose et crème. Sur la stèle au dessus de la fosse est gravé dans une police de caractère recherchée le nom de sa mère surmonté d'un portrait la montrant souriante, rayonnante. June se demande quand est ce que sa mère a déjà pu sourire ainsi. June ne se souvient pas avoir déjà vu cette femme sourire comme ça, pas à elle en tout cas. Le visage de sa mère que June connaissait était différent.
Mais ce visage que June a connu disparaît, il disparaît dans la terre, sa future décomposition cachée par le couvercle matelassé de soie du cercueil. Il n'y a plus rien. Tout est enfoui, enterré, loin, loin sous ses pieds, dans le sol froid grouillant de vers. June regarde la fosse, droite, le corps serrée dans cette robe noire que sa tante lui a dit de porter. Elle a mal aux orteils dans ces chaussures neuves, et ses chaussettes lui grattent la plante des pieds. Mais elle ne bouge pas, ne pleure pas non plus. En réalité, June ne ressent rien. Elle fixe le trou, les yeux exorbités pour les rendre humides afin de donner bonne figure. C'est ce qu'on attend d'elle, une émotion contenue, des larmes discrètes sur un masque de dignité. June regarde la tombe, sans vraiment comprendre. Enfin si elle comprend. Elle comprend que le corps qui se trouve dans la boite était celui de sa mère, et que ce corps là ne reviendra plus. Elle ne la reverra plus. Et ça ne lui fait rien.
Mais alors que June regarde fixement le trou dans le sol, une goutte de pluie vient s'écraser sur le sommet de son crâne aux cheveux blonds retenus en arrière par un serre-tête qui lui comprime le cerveau. Puis une deuxième goutte tombe sur le marbre bien lustré de la tombe, et encore une autre. Avant qu'elle ne puisse s'en rendre compte, il pleut averse sur le cimetière, et on a sorti des parapluies noirs comme les ailes d'une chauve-souris. Il pleut fort, de plus en plus fort, verticalement, et la pluie tempe les soquettes de la petite fille. C'est à ce moment là qu'un bruit étrange, comme une expiration lointaine, souterraine presque, s'échappe de l'excavation en même temps que lui semble-t-il, des formes noires et floues. Le sang de June se glace d'un bloc. Est ce que ce qu'elle vient d’entendre, le dernier souffle de sa mère, a vraiment résonné dans l'air ? Ou est ce que ça se passe dans sa tête ? Bien sur que ça se passe dans sa tête, mais ça n'empêche pas June de faire un pas en arrière de peur.
Immédiatement, une main immense lui serre le bras, la retient. June lève la tête, les yeux brillant de pluie autant que de larmes. Elle croise le regard de son père, noir dans l'âme autant que dans l'habit, qui la fixe. Il n'a pas besoin de dire quelque chose. Il n'a jamais eu besoin et ne dira de toute façon jamais rien.
June se reprend, et elle se tient droite et digne, les soquettes trempées, face à la tombe de sa mère.

Le grand salon est vide. Pas vide d'objets, car ils sont légions en réalité, mais vide de tout, vide de vie. Le grand canapé de cuir noir trône au centre de la pièce en seigneur pompeux d'un royaume figé. Les coussins qu'il accueille sur son assise ne sont pas là pour être confortables, moelleux, ils sont là parce qu'ils doivent être là. Parce qu'un canapé doit avoir des coussins. Mais pas trop, juste ce qu'il faut, juste assez pour être un canapé correct. Ils sont aussi en cuir noir, le même que celui du canapé. Autour de cette forme massive, comme une Cour bien ordonnée, sont installés des meubles de bois exotiques et précieux, avec parfois une lampe, parfois un bronze, une pipe en ivoire ou une pièce en jade  ciselée. Un échiquier aux pièces finement sculptées occupent un guéridon d'acajou. Il y a au mur des tableaux, certains représentent des étangs couverts de nénuphars, d'autre des champs de blé éclatant de soleil, d'autre des hommes étranges, déformés, géométriques, aux regards absents et morts. Un grand miroir, entouré d'un cadre doré à la feuille aux motifs baroques, trône sur une cheminée qu'on allume jamais. Le froid conserve il parait. La surface lice, parfaitement lisse, renvoie le reflet lisse lui aussi d'une jeune fille aux cheveux d'or pâle, serrée dans une robe à col claudine impeccable. Elle attend, assise les genoux l'un contre l'autre, les paumes sagement posées sur ses cuisses. Elle attend en regardant parfois le grand piano à queue devant la baie vitrée qui donne sur le jardin aux haies de buis bien taillées, parfois son reflet pour s'assurer qu'il ne bouge pas, qu'il est toujours égal, lui aussi impeccable. Sur le sol à ses pieds, il y a un tapis persan, un vrai. Un jour petite fille, elle a renversé un verre dessus. Elle se souvient encore de la correction qu'elle a reçue, des mots qui ont été dit. Il vaut cher ce tapis, peut être même plus cher qu'elle. Surement plus. Elle regarde le tapis, suit des yeux ses motifs complexes dans lequel il est tissé, y voit soudain, à travers les formes ornementales de laine colorée, des visages, innombrables et grotesques. Des visages qui la regarde.

L'homme assit en face d'elle sourit. June aime ce sourire, très doux, comme son regard. Ils sont installés sur un sofa moelleux aux nombreux coussins, une coupe de champagne à la main. La pièce est remplie de gens qui discutent, badinent et se racontent des anecdotes croustillantes et les derniers potins. Sur la table base sont disposés des plateaux de petits fours et de canapés qu'on enfourne en une seule bouchée. Pain toasté, foie gras, soufflés au fromage fin, magret de canard sur des lits de conflit d'oignons un peu trop sucré. Certains des convives sont installés dans le sofa jumeaux. D'autres, sur une méridienne, font passer une assiette à ceux qui sont debout devant une large bibliothèque pleine de livres sans doute jamais ouvert. L'air est envahit par une musique douce, un jazz d'intello, ponctué régulièrement par des rires légers et mesurés. L'explosion délicieuse d'un bouchon qui échappe à sa bouteille résonne dans l'air, suivi par des hourras des convives aux joues roses qui déjà se pressent pour être resservit. June elle ne bouge pas, comme ne bouge pas l'homme avec qui elle parle depuis plus d'une heure. Il lui explique ses dernières recherches, les fouilles qu'il a mené. Ça la passionne, alors elle écoute, pose des questions régulièrement, avide de plus d'informations, le sourire aux lèvres, charmante mais surtout charmé par l'homme. Soudain, les lumières s'éteignent dans la pièce, et toutes les conversations s'arrêtent. Une lueur de bougies apparaît dans l'angle d'une porte ouverte, un magnifique gâteau que la maîtresse de maison apporte alors que retentit une voix chantant, vite rejointe par un chœur qui manque d'harmonie mais pleine d'entrain. On apporte le gâteau devant June qui fête ce soir son anniversaire. Elle n'est pas surprise, mais son visage s'illumine d'un bonheur qui n'est pas feint. elle sourit à son amie qui tient le gâteau, puis aux autres amis qui l'entourent en chantant. Ses yeux pétillent comme le champagne dans la coupe qu'elle vient de poser sur la table basse. Elle pose en main devant sa bouche, réprime un rire gracieux, sincèrement émue par la pâtisserie qu'on lui propose, sculptée de formes en pâte à sucre et en perles comestibles. On lui demande un vœu. Elle sourit, rayonnante, tourne une seconde le visage vers l'homme assit juste à côté et qu'elle ne connaissait pas encore quelques heures plus tôt. Ils échangent un regard silencieux, peut être un peu trop long, puis elle se tourne vers son gâteau d'anniversaire, ferme les paupières une seconde, bouge les lèvres sans bruit en formulant son souhait, puis souffle.

Les portes de l'église s'ouvre. L'assemblée réunie se lève de concert alors qu'une musique s'échappent des enceintes discrètement dissimulées derrière les piliers qui soutiennent les voûtes croisées. Elle prend une profonde inspiration. Ses jambes tremblent légèrement sous le tissu de sa robe blanche finement brodée, mais elle se reprend, souffle, droite comme une statue d’albâtre, le cœur battant plus vite que jamais. Les visages des invités se tournent vers elle. Tout le monde sourit, des étoiles dans les yeux. Mais June ne les voit même pas, tout ce qu'elle voit, c'est le regard de cet homme au bout de l'allée, dans son costume bleu nuit. Lui aussi sourit, mais ses yeux sont humides d'émotion. Son cœur cogne dans sa poitrine vers lui, alors June fait un pas, puis un autre, et encore un autre vers cet homme qu'elle aime, qu'elle a choisit. Accroché à son bras, son père est le seul dans l'église à faire une tête d'enterrement, mais qu'attendre d'autre de lui, c'est la seule expression que June lui a jamais connu. Mais au moins aujourd'hui c'est fini, aujourd'hui June se marie. Aujourd'hui c'est une nouvelle vie que June commence, et elle en est certaine, elle sera heureuse.

Allongée sur le lit d'hôpital, June a froid. Elle frissonne, mais son corps figé lui interdit de remonter sur ses épaules la fine couverture ou le drap rêche qui irrite sa peau pâle. Immobile, June regarde par la fenêtre. Il ne doit pas être plus de trois heures de l'après midi, mais pourtant c'est déjà comme s'il faisait nuit. Des nuages gris béton plombent le ciel et passent à vive allure. Un oiseau, non, c'est un sac plastique, s'envole dans le vent violent et tourbillonne avant de s'accrocher dans les branches de l'arbre du parc. Si l'énorme tronc du mastodonte végétal reste fixe, figé dans la terre par des racines profondes, les feuilles elles sont pareilles au sac plastique secoué par les rafales violentes, à l'horizontale. Sur le gazon coupé ras, des hommes et des femmes se pressent, rentrant à toute hâte à l'intérieur du bâtiment en remontant les cols de leurs manteaux et de leurs blouses blanches avant que la pluie, ou même la grêle ne les rattrapent. Ils libèrent l'espace, ils créent du vide. Un vide qui est comme celui à l'intérieur de June.
Juste à côté du lit se trouve un fauteuil inconfortable sur lequel est assit son mari. Il a fini par s'endormir d'épuisement, mais elle sait qu'au moindre de ses mouvements il s'éveillera en sursaut, papillonnera des yeux, se penchera vers elle, passera sa main dans la sienne et lui caressera les cheveux avec tendresse en lui murmurant que ce n'est pas sa faute, que la prochaine fois sera peut être la bonne, qu'un jour un ange leur sera accordé.
Des pleurs d'enfants résonnent dans une chambre, de l'autre côté de la cloison trop fine. Le cœur vide de June se presse, ses tripes sont écartelés par ce vide. Ce n'est pas son enfant qu'elle entend dans la chambre d'à côté. June n'a pas d'enfant.
June pleure.

"Aller Papa !! Fais monsieur tête-de-serviette !!
-Papa est fatigué ma princesse...
-Aller papa s'il-te-plaîîîît..." La petite fille, les joues roses, ses cheveux blonds attachés en deux nappes souples, regarde son père avec ce regard implorant auquel elle le sait, il ne peut jamais résister. Le père, épuisé par sa journée de travail, regarde lui aussi sa fille chérie, installés à la table de la salle à manger devant les assiettes vides.
"S'il-te-plaît papounet..." La voix de la petite fille baisse encore d'un ton. Elle a une voix toute douce Autumne, toute fluette comme elle. Son précieux enfant, son ange tombé du ciel, son amour, ses amours. June les regarde en souriant, la joue posée dans le creux de sa main, accoudée à la table. Elle les regarde, et son cœur est en joie, car enfin elle est heureuse June, complète, accomplie. Son mari lève la tête, échange un regard avec sa femme qui lui répond d'un sourire plus grand encore, un rire même, léger et heureux. Il le sait, c'est elle qui a soufflé l'idée à leur fille. Il sait aussi qu'il ne peut pas y résister. Alors il pousse un soupir, ouvre ses bras à Autumn qui pousse un petit cri de victoire et vient s'asseoir sur les genoux de son père qui récupère une serviette qu'il ouvre et qu'il pose sur son visage en la bloquant avec ses lunettes. Il commence la scène, dit des bêtises, la fillette rit aux éclats.

Merci Seigneur... tant de fois merci...

"Autumn ?"
June regarde là où se trouvait sa fille quelques secondes plus tôt. Il n'y a plus rien, elle n'est plus là. La mère fronce les sourcils, lève le menton, tourne la tête à droite, puis à gauche.
"Autumn ?"
Elle appelle, mais personne ne lui répond. Elle regarde, mais personne ne vient vers elle en trottinant. Il y a foule dans la galerie du centre commercial. Les couloirs sont bondés d'une foule qui passe sous les décorations qu'on a suspendu au plafond de verre. Des boules géantes aux couleurs de rouge et de vert, des flocons immenses, brillants de petites ampoules scintillantes. Les vitrines ont revêtu leur plus beaux atours, des guirlandes de houe en plastiques, des sapins éclatants d'or et de fausse neige, appelant à la quête du plus parfait des cadeaux. Des passants avancent les bras chargés de sacs, indifférents à cette mère qui se lève sur la pointe des pieds pour voir plus loin. Le sol de marbre résonne des échos des piétinements. Les gens parlent forts et l'atmosphère est saturée d'une odeur confuse de sueur et de sucre. Une musique mièvre à base de clochettes qu'on diffuse au moment des fêtes résonne.
"AUTUMN ?!"
Personne ne vient. Le cœur de la mère se serre d'un vent de panique. Elle ne sait pas si elle doit avancer pour chercher sa fille qui s'est peut être simplement éloigné, attiré par quelque chose dans une vitrine proche ou par cette mise en scène d'un ours polaire mécanique qui l'a tant fasciné plus tôt, ou bien si elle doit rester sur place en attendant que l'enfant revienne par elle-même. Elle appelle encore, la voix de plus en plus hystérique. On commence à lui jeter des regards étranges, mais on passe son chemin. June elle regarde de plus en plus dans tous les sens, cherchant à tout prix à accrocher son regard sur une petite tête blonde aux yeux si  innocents. Elle ne doit pas être bien loin, elle a du s'éloigner et s'est perdue. Il suffit d'aller à l'accueil et de diffuser un message. Oui, c'est ce qu'il faut faire. Elle ne doit pas être bien loin. June abandonne ses sacs et court dans le centre commercial.

La porte se referme sur les deux hommes en uniforme. June se tient figée devant cette porte en bois blanche de jolie facture, avec une petite fenêtre à travers laquelle elle peut voir les deux policiers remonter l'allée qui mènent à la rue et dépasser le petit portail blanc. Un silence de mort s'écrase sur eux. La mère qui encore deux secondes plus tôt essayait de faire bonne figure, se tient maintenant voûtée comme une vieille femme. Elle tremble, et ses tremblements sont tressauter ses cheveux défaits, sa peau lâche de fatigue. Depuis combien de temps n'a-t-elle pas dormi ? Elle ne se souvient plus. En fait, elle ne se souvient plus de rien. Tout ce qui comptait a disparu. Elle pose ses mains sur son visage, ferme les paupières, accablée, anéantie par les paroles des enquêteurs. Plus d'espoir. Plus d'espoir. Fini. On arrête. Plus d'espoir. Espoir. Il n'y a plus d'espoir. La terreur de cette affirmation percute June comme un train lancé à vive allure. Même les yeux fermés, elle voit encore les visages des deux hommes, assis à la table de la salle à manger, un air désolé mais résigné au visage. Ils abandonnent. Elle voit aussi tous les regards de pitié de ceux qui sont passés à la maison pour les soutenir, ceux des voisins qui les ont aidé à accrocher des affiches dans le quartier puis dans toute la ville. Mais avec les fêtes de fin d'année ils sont de moins en moins nombreux, de moins en moins encourageant. Elle revoit les yeux de sa fille sur la photo qu'elle a donné pour le flash du journal télévisé. June est assommée, dégoûtée de ses regards de pitié qu'elle suscite, de ces regards de soulagement aussi, parce que ce n'est pas leur fille à eux qui a disparu, qui est probablement morte à l'heure qu'il est. Cette pensée traverse le cœur de June comme une flèche, elle chancelle, les paupières toujours closes, maudissant ces maudits hypocrites, se maudissant elle-même. Parce que c'est sa faute, sa faute à elle, et ça personne ne lui dit, mais tout le monde le pense, elle peut le lire dans leur yeux même les paupières closes. C'est sa faute. Pourquoi a-t-elle lâchée la main d'Autumn ? Pourquoi a-t-elle lâché ? Baissé sa garde ? Qu'y avait-il de plus intéressant dans cette vitrine que son propre enfant ? June a un spasme, puis sans comprendre pourquoi, elle frappe son visage avec ses mains, elle se claque la peau, de plus en plus fort, avec toujours plus de violence, se rendant responsable, se jugeant coupable. Mais la douleur intérieur qu'elle éprouve n'est rien par rapport à celle qu'elle se fait subir, la douleur qu'elle éprouve dans son cœur, dans son corps, dans ses tripes, est la pire de toute. Comme si une bête lupine affamée, était venue se repaître de ses boyaux, déchiquetant tout en malpropre, en monstre. Non, c'est elle le monstre.
Des bras forts retiennent alors ses mains, la bloque, la serre. Elle sent une chaleur en contraste avec le gel de sa peau la brûler, mais elle se réfugie dans les bras de son mari comme un animal battu. Il la serre contre lui, si fort, si fort. Pour la retenir, pour la soutenir. Le dernier. Il est le dernier, et lui aussi a si mal. Si mal. Mal du vide. La bouche de June s'ouvre grand, laissant voir un filet de bave. De la morve coule de son nez, mais on ne le voit même pas tant ses joues sont trempées de larmes. Elle est aveugle, aveugle de l'eau de son corps, ouvrant la bouche pour hurler, mais tout juste capable d'en sortir un glapissement étouffé.

La voiture lancée à vive allure sur la route nationale passe sur un nid de poule. Tous les occupants de l’habitacle sursautent, puis c'est le retour du calme. Cela fait des kilomètres et des kilomètres qu'il n'y a pas eu un seul mot de dit, une seule parole. Ils n'ont même pas allumé le poste de radio. Le silence, dans un écho de pneu sur le bitume de la route. Par la fenêtre, le paysage à changé. Ils ont quitté une immense forêt de sapin pour rentrer dans une nouvelle forêt de hêtres. Parfois, au détour d'une trouée dans les arbres, ils peuvent voir à l'horizon ce qui semble être un lac immense entouré de collines verdoyantes où sont alignées des vignes bien rangées. June voudrait sourire, mais son cœur fébrile ne sait plus bien comment faire. Ses mains tremblent toujours, elles tremblent depuis qu'ils sont partis de la station service en toute hâte. Elle tremble. Dans le reflet de la vitre, June peut voir les troncs défiler, rapides, flous, et s'y superpose son propre visage. Sa peau est plus pâle, semble plus fine, souligne ses pommettes saillantes et ses cernes. Des rides sont apparues sur son front et aux coins de ses yeux. Dans ce reflet, June revoit un souvenir, loin, loin, enfoui très loin dans sa mémoire. Le reflet d'une femme absente. D'une femme malade. D'une femme morte. La femme du reflet sourit, alors que June elle ne sourit pas. Le reflet bouge la tête alors qu'elle, elle reste immobile. Le cœur au bord des lèvres, un frisson de sueur lui coulant le long du dos, June s'arrache au reflet, et oublie immédiatement ce qu'elle vient de voir. Elle vient t’entendre un froissement de tissu sur la banquette arrive, alors elle tire sur sa ceinture de sécurité pour se retourner.
Elle est là, enroulée dans cette veste militaire bien trop grande qu'ils ont trouvé. Elle est là, cette petite chose amaigrie, les membres cassants, le regard paniqué, hébétée. Elle est là, sa fille, son bébé. Son Autumn. Perdue entre les sacs et les affaires fourrées à la hâte dans le coffre du break familiale, elle n'a pas dit un mot, ne fait que leur jeter des regard plein de panique, parfois même, June refuse de se l'admettre, de ressentiment. Ce n'est pas grave. Ce n'est pas grave. Ils auront le temps. Ils auront tout le temps. Bientôt, ils seront en sécurité. Et bientôt, tout ira bien.

" Chéri ?! Chéri ?!
Le visage de son mari se tourne vers elle, le regard surprit. Il est en train de pousser une brouette pleine de terre entre les allées du potager. Un soleil d'or brille dans le ciel sans nuage. Un instant, il fronce les sourcils, marquant un peu plus les rides sur son front, un voile d'inquiétude tirant ses traits. Mais le sourire sur la bouche de sa femme le rassure. Elle se jette dans ses bras, elle le serre ,le rassure.
-Qu'est ce qui se passe ? dit-il en inspirant doucement le parfum de jasmin de sa femme.
-Oh Chéri... Elle l'a dit... elle l'a dit...
-Qu'est ce qu'elle a dit mon amour ? Dit-il en serrant le corps un peu moins maigre de sa femme contre lui.
-Elle a... un sanglot secoue les épaules de sa femme, il s'écarte, la regarde dans les yeux. Mais ses yeux ne pleure pas de tristesse mais de joie, et sur son visage se trouve un sourire qu'il ne lui connait plus depuis plus de deux ans. Du pouce, il retira la larme qui coule sur la joue aimée.
-Elle a dit "maman".

L'incendie ravage tout. L'incendie détruit tout. L’incendie avale, dévore, explose, vomi tout. L'incendie.
Des flammes immenses lèchent les quelques maisons encore debout, sortant des fenêtres et des toits comme des langues de dragons avides. Des poutres tombent, les charpentes s'effondrent dans un fracassant chaos d'enfer. Tout est rouge, nimbé d'or et d'écarlate, de sang et de feu, une désolation terrible, infernale. Le souffle brûlant grignote le bois, fait se sécher les troncs sur place, carbonise les géranium dans leur jardinière, embrasent les rangées bien droites de salade dans les potagers. L'air est irrespirable, chargé de fumées toxiques qui font tousser, qui empoisonnent les poumons, donnent le vertige, font perdre connaissance. Ça sent la chaire cuite, grillée, infâme viande impure. Égaux enfin, les vivants comme les morts dansent en virevoltant, le corps déguisé en torche, dans cette véritable apocalypse. La douleur est partout, sur leur peau, dans leur chair fondue, sur les crânes aux cheveux avalés par les flammes, dans les regards fous de ceux qui courent, courent, courent comme si courir pouvait encore les sauver. Une belle petite flambée frénétique. Un barbecue sacré, au pied de la maison de Dieu qui trône sur son lit de braises. June avance comme une ivrogne, les vêtements et la figure noire de suie et de poussière, elle tousse, bave, tousse, crache, hurle, hurle encore. Sa manche droite a disparue, laissant apparaître une peau roussie et croustillante, à vif. Mais elle ne le sent même pas. Elle n'y pense même pas. Elle ère entre les ombres, ces ombres qui la suivent pas à pas, ces ombres innombrables qui la talonnent comme son ombre à elle. La vraie. Elle hurle, hurle, sa voix se casse mais elle hurle encore, elle hurle dans le tonnerre de l'incendie, elle hurle entre les maisons dévastées, les corps calcinés. Elle hurle face à cette maudite église qui lui avait promis qu'il ne leur arriverait rien, promis qu'elle, ELLE, son bébé, serait en sécurité. Mais où est-elle ? Où est Autumn ? C'est impossible ! Où est-elle ? Maudite église !! Qu'ils soient tous maudits !! Où est-elle ? Où est sa fille ?  Pas encore NON ! Elle ne peut pas être encore partie !! NON !! NON pas ENCORE !! AUTUMN !! AUTUUUUUMN !! AUTUUUUUUMN !!!!
June hurle, hurle, hurle comme une folle entre les décombres embrasés, suivie par la silhouette vacillante de son mari qui n'arrive pas à la rattraper. June hurle, elle hurle et elle court, court, vacille, court, hurle, court, pleure, hurle, arrache ses cheveux, court, hurle dans cette scène de fin du monde. Et les ombres la suivent.