Carry you
@Abel Howard @ Ayana Whiteknife
Un baiser.
Combien de balles je vais devoir me prendre pour que tu m’embrasses…? Elle avait ri, Ayana. À travers les larmes, elle avait laissé son rire fleurir dans un campement stérile. Le cœur en cendre de ses origines incendiées. Puis il y avait eu la douceur de ses doigts sur sa mâchoire. Puis il y avait eu la chaleur de ses lèvres sur les siennes. Les cils humides de la poétesse qui s’ouvraient sur ses yeux clairs. Le bleu du lac Okanagan à jamais marqué dans son regard de lumière. Ivre d’une douleur qui la tenaillait de toutes parts. Grisée d’un bonheur qui anesthésiait ses visions d’horreur. Moins oppressante, la rémanence du bruit des balles tirées, de la vision glauque de la tête de Mansfield explosée, des flammes dansantes qui détruisaient sa culture, ses souvenirs, son âme.
Juste Abel.
Juste un baiser.
Le cœur grenade explosé.
Les battements de cœur désordonné, c’était il y avait deux jours déjà. Les mains d’Abel sur elle, sur son dos, sur sa taille, sur ses joues, c’était il y avait deux jours avant. Et depuis… Depuis, comme un flottement, entre eux. Pas une seconde, pas un instant, pour reparler du moment. Leurs retrouvailles en orbite, sur la face cachée de la lune. Parce qu’il fallait convaincre Enola de quitter la Colonie à tout prix. Des heures passées à tout mettre en œuvre, auprès d’Otto, auprès de Rafael. La petite sœur confiée à la protection des autres. Le cœur morcelé de la voir partir, encore. Puis il avait fallu convaincre les militaires qu’elle n’était ni un poids, ni un fardeau, le temps de sa convalescence forcée. Elle se sentait piégée, l’Okanagan, dans cette Colonie trop vaste, trop grande, trop immense pour elle. L’envie de fuir qui lui chauffait les veines. Mais la douleur qui l’enracinait aux côtés de ces militaires qui n’attisaient que sa méfiance. Il était resté, Abel. Elle se disait qu’il l’avait fait pour les gens d’Highgate qui souhaitaient rester dans ce campement militaire. Elle espérait qu’il l’avait fait un peu pour elle, peut-être, aussi.
Les aurores boréales, au creux de son ventre, quand elle l’avait croisé plus tôt. Quand il lui avait dit qu’il la rejoindrait aux écuries.
Tu veux apprendre à monter, Abel? Ou je te manque trop, c’est ça...? Les mots s’étaient éteints avant même de franchir ses lèvres. Il n’y avait eu que son sourire un peu triste en réponse, et les battements chaotiques d’un myocarde en pleine déroute. Le cœur en liesse mais l’âme en deuil.
Dans un équilibre précaire, elle avait rencontré officiellement le chef de secteur. Julian Jones à l’accent mangé par un Texas lointain. Au-delà de la couleur de la peau, des origines opposées : le même langage. Celui du travail acharné. Mais à la voir vacillante, perchée sur sa canne de fortune, les tâches s’étaient allégées. Une simple tournée des chevaux, qu’ils s’habituent à elle. Et l’Okanagan avait accepté sans rechigné, sachant pertinemment qu’elle s’investirait bien plus sitôt Jones retourné à ses tâches.
C’était précisément ce qu’elle faisait, la poétesse, lorsqu’Abel s’était présenté : déroger aux directives un peu trop sages de son chef de secteur. Sa veste abandonnée plus loin sur la clôture, sa canne en exil, elle en était à murmurer à l’oreille d’un poulain. Une main sur son flanc, à retenir le licol, l’autre perdue dans sa crinière dans un geste d’apaisement. Elle n’avait jamais débourré la moindre bête, Ayana. Mais elle savait monter, et elle connaissait l’importance d’habituer un cheval progressivement. L’habituer aux hommes. L’habituer à la selle. L’habituer à la servitude et à cette notion désuète qu’étaient les limites d’un territoire clôturé.
Ce fut sans doute le bruit des pas d’Abel, ou sa stature plus imposante, qui déconcentra le poulain. Un hennissement plus loin, et la monture plantait Ayana là pour galoper bien plus loin. Vacillante, hébétée. La dresseuse en herbe pivotait lentement pour faire face à l’importun. Un importun qui lui arrachait un demi-sourire bien malgré elle.
« Hey… Abel. » Elle trottinait plus ou moins adroitement jusqu’à lui. Jusqu’à sa veste posée là. S’y enroulait avec délice en retrouvant la chaleur bienvenue.
« C’est ironique, non…? » D’un mouvement de tête, elle désignait le poulain en exil, à l’autre bout de l’enclos.
« Le mot liberté existe pas, dans ma langue. …Existait pas. » La langue morte. La langue anéantie avec les bombardements de ses terres sacrées, de son territoire ancestral. Un coup au cœur, l’Okanagan. Un coup à l’âme. La mâchoire un peu serrée par le chagrin soudain. Par l’étendu de tout ce qu’elle avait perdu sans réellement savoir si elle en saisissait la portée.
« Parce que c’est une partie intégrante de la vie, dans notre vision du monde. Les Okanagans ont toujours connu un territoire sans clôture, sans frontière. …Même les animaux, on les capturait pas pour en faire l’élevage. La liberté n’a jamais eu besoin d’être nommée pour exister. » Et maintenant, elle était celle qui brimait la liberté des jeunes poulains. Elle était cette femme-là.
Elle secouait la tête, songeuse. La mine hésitante, alors que jamais ses yeux n’avaient su quitter Abel, depuis son arrivée. Gauche, Ayana. Comme une adolescente. Comme si elle ne savait plus trop comment se comporter avec lui. Son ami. L’homme qui lui renversait le cœur depuis tellement longtemps.
« Ce que je veux dire… Ce que je veux dire, c’est que je suis contente de te voir. C’est… C’est une journée étrange, pour moi. » Toute sérieuse, l’Okanagan. Toute fragile, quand elle parlait vrai, quand elle s’ouvrait. Une deuxième journée étrange pour elle, depuis qu’on l’avait dépouillée de ses racines.