Quand le crapaud fait de la déco avec la colombe Ft. Esther

Quand le crapaud fait de la déco avec la colombe

feat. Esther

 
Une belle journée, encore une. Le soleil qui brille, une brise fraîche qui donne envie de se prélasser sur une chaise longue, le chant des oiseaux. Tout rend Lucy guillerette en cette belle matinée. Enfin, depuis qu’elle était arrivée à la Colonie, c’était le cas quasiment quotidiennement, ce qui faisait un grand changement pour sa famille, eux habitués à la voir maussade et grincheuse. Comme quoi. Une fois la sécurité réinstaurée, il était facile de retrouver un semblant de tranquillité et offrir à la jeune femme de quoi s’épanouir. De quoi la remettre aussi parfois dans ses travers. La langue bien pendue, la critique facile, la taquinerie au bord des lèvres. L’ancienne Lucy de retour.

Aujourd’hui, elle a comme programme d’installer une fois encore la pièce pour le bébé de Susan, déjà bien avancée. Il faut installer des décorations aux murs, comme elles auraient pu le faire autrefois. Bien évidemment, les décorations trouvées ne valent pas ce qu’elles auraient pu acheter dans l’ancien monde, mais ça a le mérite d’égayer cette chambre et de laisser paraître un environnement enfantin.

Tout est prévu, Lucy a tout sorti ce qui doit être accroché, prête à accueillir sa sœur et de s’y mettre. Mais à l’heure prévue, Susan n’arrive pas. Lucy a vu ce matin au petit déjeuner que sa sœur n’était pas en très grande forme alors par inquiétude, elle se rend dans sa chambre.

Elle la trouve alors allongée dans son lit et elle s’approche lentement de son chevet. - Susan ? Ca va pas mieux ? Sa sœur grogne, se retourne en soupirant. - Non… Va falloir reporter ou si tu te sens joueuse, Esther est là. Lucy aperçoit son petit sourire en coin et Lucy peste. - Tu fais chier… Mais très bien, je vais lui demander…. Comme ça au moins c’est fait. Nouveau soupir alors qu’elle tourne les talons. - Repose-toi…

Elle quitte la chambre pour se rendre vers le jardin, là où elle a aperçu Esther pour la dernière fois. C’est que depuis qu’elles vivent ensemble, les choses ne sont pas toujours faciles. Esther n’est pas méchante, mais c’est par principe.

Lucy la voit à nouveau et soupire encore une fois avant d’entrouvrir la porte-fenêtre et glisser sa tête par l’embrasure. - Esther ? T’as un moment pour moi ? Je devais installer des décorations dans la chambre du bébé avec Susan mais elle est pas bien… Elle espère qu’Esther dira non mais malheureusement ce n’est pas le cas. Elle lui répond par un sourire timide avant de se rendre vers ladite chambre en silence.

Les discussions banales se lancent, par politesse mais Lucy n’aime pas cette ambiance. Elle a vraiment du mal avec elle. Le simple fait de la voir avec son frère lui hérisse les poils. Et depuis, l’attention de Benedict est toute autre. Moins de temps pour Lucy, plus d’activité avec Esther. Esther par-ci, Esther par-là. Et ce qu’il reste à la jeunette, c’est sa sœur grincheuse et ballonnée. Super.

Pourtant, la collaboration se fait, pas le choix. Les décorations s’installent petit à petit. Lucy ferme la porte pour y installer un tableau. Une fois fait, elle se recule un instant pour admirer. Tout est droit. Parfait. Elle soupire de soulagement et essaie d’ouvrir la porte mais… - Dis-moi que t’as dans ta poche un tournevis… qu’elle lance à Esther en se retournant, la poignée de la porte dans la main. Bordel. Pas maintenant. Pas avec elle.

Spoiler:

Quand le crapaud fait de la déco avec la colombe

 Esther la colombe & Lucy le p'tit crapaud

 

Avril 2020 - Maison Brown-Murphy, La Colonie (île de Vancouver)

Le jardin avait quelque chose de reposant. Déjà parce qu'il lui semblait, à Esther, qu'elle n'y était pas en territoire ennemi. Ensuite, parce qu'il lui rappelait irrémédiablement l'objet de sa rencontre avec Benedict. Ses recherches sur l'agriculture à la bibliothèque de l'aéroport les avaient conduits l'un vers l'autre. Puis, le temps avait fait le reste, entre eux.

Esther laisse ses doigts effleurer et caresser les feuilles des plants de tomates. Lorsqu'ils se trouvaient encore à l'aéroport, Benedict cherchait déjà une solution pour le rendre autosuffisant. Aujourd'hui encore, malgré les vivres offerts par la Colonie, il n'avait pas perdu cet objectif de vue. Les graines, les pépins, les germes... Tout était récupéré afin d'être mis en terre. Il y avait des échecs. Mais il y avait également quelques réussites, comme ces plants de tomates. Les doigts d'Esther abandonnent la plante dans la bienveillance d'un sourire : toutes les victoires de Benedict lui apportaient ce doux sentiment, comme s'il lui était donné de les partager avec lui.

Elle fait le tour de ce potager, observant et veillant que chaque plante ne manque de rien. Et bientôt, la voilà qui surgit, la cadette insurgée, passant la tête par la porte-fenêtre pour l'interpeler. Esther prend l'inspiration qu'il lui faut pour encaisser l'attitude de la jeune femme avant de lui manifester son attention, dans un sourire léger et poli. Ce n'est pas à proprement parler la guerre, entre les jeunes femmes, néanmoins, Esther ne peut ignorer l'amertume et le ressentiment de la cadette tant ils sont flagrants. Elle n'aime pas les conflits, Esther, et bien que la situation est bien loin d'être confortable, elle ne peut pas non plus céder et s'effacer totalement. Pour Benedict, pour rendre l'atmosphère plus supportable et ne pas envenimer les choses, la jeune femme préfère faire profil bas.

« Esther ? T’as un moment pour moi ? Je devais installer des décorations dans la chambre du bébé avec Susan mais elle est pas bien… » bougonne-t-elle presque, sans grande insistance.

Serait-ce un geste, un pas, pour enterrer la hache de guerre ? Peut-être est-ce là un point qui pourrait les mettre d'accord. Imperceptiblement, Esther acquiesce, d'un léger mouvement du menton accompagné d'un fin sourire. Elle se redresse, époussetant ses  mains légèrement terreuse sur son pantalon avant de la rejoindre.

Les échanges sont discrets, timides, polis. Gênants, sûrement. Mais les deux femmes ont au moins en commun la même énergie de bien faire, pour cet enfant qui ne tardera pas à rejoindre ce toit. Elle s'applique, Esther, glissant parfois un coup d'oeil discret à Lucy. Plusieurs fois, elle a commencé des phrases, dans sa tête. Plusieurs fois, elle s'est dit qu'elle pourrait proposer de désamorcer cette situation qui dure et ne semble jamais s'atténuer. Mais jamais elle n'ose en prononcer une.

« Dis-moi que t’as dans ta poche un tournevis… » annonce Lucy, la poignée dans les mains, s'attirant le regard interrogatif d'Esther.

Une peluche encore dans les mains, son regard glisse alors jusqu'à la porte dépossédée de sa poignée. D'un pas calme et léger, elle s'approche. Pas la peine de céder à une quelconque panique, même si l'idée d'être captive d'une pièce en compagnie de Lucy est loin de la ravir... Ses doigts effleurent l'endroit où, quelques minutes plus tôt, se trouvait la poignée ronde. Si Susan est alitée, elle ne pourra malheureusement rien pour elle. Elle jette un coup d'oeil à sa montre : et Benedict ne sera pas rentré de sitôt.

« Bon, ça ne sert à rien de s'égosiller... Laissons Susan se reposer. En attendant que ton frère rentre, on peut toujours terminer ce qu'on a commencé. Evitons de prendre des risques inutiles...» conclue-t-elle finalement en jetant un coup d'oeil à la fenêtre.

Un sourire qui se veut confiant et rassurant, puis Esther retourne à son étagère pour y ajouter la peluche qu'elle tient encore dans la main. Après un moment de silence, elle se dit que c'est peut-être le moment où jamais de crever cet abcès qui gâche leur cohabitation, à tous.

« Tu sais... Ce n'est pas forcément obligé de se passer... "comme ça"... entre nous...» lâche-t-elle alors, comme amorce, glissant un coup d'oeil vers Lucy, à la dérobade.

Quand le crapaud fait de la déco avec la colombe

feat. Esther le vilain petit crapaud

 
Tout de suite, Esther la rejoint pour inspecter la porte et Lucy la laisse faire, le regard plein de jugement. Que vas-tu réussir à faire de plus que moi ? Comme si Esther pouvait avoir la solution en un claquement de doigt et pas elle. Certainement pas. Et bien vite, elle parle, lui annonçant la couleur. Un soupir prend Lucy alors qu’elle s’imagine déjà coincée ici avec Esther pendant des heures. Il n’en est pas question. S’il faut défoncer cette porte, elle le fera, au risque de se péter une épaule. Elle lève d’ailleurs discrètement les yeux en lui répondant. - Très bien.. Faisons ça… A-t-elle seulement le choix pour le moment ? Non.

Elle la regarde retourner à son étagère avant de finir par reprendre l’activité comme suggéré par Esther. Elle s’évertue à fixer un autre tableau alors que dans son dos, la voix de l’ancienne PDG brise le silence. Lucy en lâcherait presque son tableau. Mais elle n’en fait rien. Au lieu de ça, elle reste immobile durant quelques secondes, assimilant ce qu’elle vient de lui dire.

Et puis, lentement, elle reprend l’accrochage de son tableau sans ne rien dire. Au fond d’elle, la colère monte. Doucement mais sûrement. Férocement. Pas comme ça. Qu’est-ce que ça veut dire à ses yeux ? L’accueillir à bras ouverts ? Certainement pas.

Les pensées tournent, tournent et tourbillonnent telles un problème sans fond. Et puis Lucy finit par lâcher son marteau et se retourner lentement vers Esther, la mine froncée. - Et comment tu vois les choses ? Qu’on soit copines dans un monde parfait ? La méchanceté comme seule défense, c’est bien tout ce qu’elle trouve à lui répondre. Alors qu’Esther essaie de mettre les choses à plat, améliorer leur relation, Lucy, elle, ne cherche qu’à piétiner le tout. - T’es bien sympa, Esther, j’te l’enlève pas, mais t’es pas de notre monde. Qu’est-ce que ça peut signifier, même Lucy n’en sait sûrement rien. Mais elle a besoin de la repousser constamment, ne pas la laisser prendre cette place qui ne lui appartient pas. Il y avait Jane. Elle était tout ce que Ben méritait. Esther n’est rien comme elle. Rien. Et elle ne lui volait pas son frère, elle. Elle ne lui dérobait pas toute cette attention dont la jeunette a besoin à présent, pour se relever après le décès de sa mère. Elle a besoin de son frère plus que tout et Esther ne fait que le lui prendre.

Elle respire lentement, Lucy, se reprend pour ne pas lui dégueuler des horreurs à la tronche. Car elle le sait au fond d’elle qu’Esther ne le mérite pas. Qu’elle n’y peut rien. Que son frère l’a choisie et qu’elle est sûrement parfaite pour lui. Mais elle n’est pas Jane. Et aux yeux de Lucy, c’est un peu tout ce qui compte à l’instant présent. - T’aurais pas dû être dans notre maison, t’aurais dû avoir la tienne. Finis la donc, Lucy, sois donc une connasse après tout, c’est pas comme si Esther avait perdu autant que toi si ce n’est plus. Mais détruis la puisque t’estime que c’est ton droit et qu’il est légitime.

Quand le crapaud fait de la déco avec la colombe

 Esther la colombe & Lucy le p'tit crapaud

 

Avril 2020 - Maison Brown-Murphy, La Colonie (île de Vancouver)

Le masque de politesse s’effondre. Lapidaire, petite Lucy. Elle lâche son marteau comme elle laisse s’abattre les mots sans les mâcher. La voilà qui déverse son fiel qu’elle a probablement trop longtemps ruminé. Elle le savait, pourtant, Esther, qu’elle s’exposait à cette réaction de la cadette. Mais elle se dit que l’absence de Benedict est peut-être le moment idéal pour crever cet abcès entre elles sans impliquer ce dernier dans la querelle. Ce n’est pas ce qu’elle cherche, Esther. Elle ne veut pas nourrir de tensions entre le frère et les sœurs. Elle ne veut pas coincer son compagnon entre deux feux.

Être copines dans un monde parfait. N’y a-t-il rien d’autre entre les deux ? Et après tout, pourquoi est-ce si ridicule d’envisager une relation amicale entre elles ? Esther fronce légèrement les sourcils, triturant avec nervosité une autre peluche entre ses doigts qui courent, qui pétrissent, à mesure que ses pensées défilent. Elle ne pensait pas être un monstre, elle ne pensait pas être non plus la dernière des idiotes. Et au fond d’elle tourne toujours cette même question : qu’a-t-elle bien pu faire ou ne pas faire pour être à ce point détestée ?

« T’es bien sympa, Esther, j’te l’enlève pas, mais t’es pas de notre monde. »

Pas de notre monde. Quel monde ? Esther s’est redressée. Esther fait face. Avec cette interrogation dans le regard, elle cherche celui de Lucy. Comme s’il existait encore des sphères sociales parfaitement incompatibles, Lucy parle de monde. Les pensées se bousculent mais les mots les plus rudes restent encore derrière ses lèvres, elle le sent, Esther. Elle le voit à sa façon de respirer, à cette façon qu’elle a de se tenir, de la regarder… Ou tout simplement d’attendre la moindre étincelle pour mettre définitivement le feu aux poudres.

« Lucy… Je ne comprends pas…» Elle doit prendre une inspiration profonde, Esther, son regard brun se dérobant un instant ailleurs que sur celui noir de la cadette. Elle amorce un pas hésitant mais reste finalement sur place, en relevant les yeux vers Lucy, inconfortable mais conciliante. «Explique-moi… Qu’est-ce que tu attends de moi ? »

Ce n’est pas pour répondre à ses caprices. Ce n’est pas non plus pour s’effacer ni s’écraser. En vérité, ça part réellement d’une bonne intention, celle de trouver un moyen d’enterrer ce conflit qui n’a de sens que pour Lucy… La cadette reprend sa respiration, elle a l’air de réfléchir, de laisser ruisseler ses pensées, alors Esther lui laisse le temps qu’il faut, espérant qu’elle jouerait elle aussi ce jeu.

«T’aurais pas dû être dans notre maison, t’aurais dû avoir la tienne.»

Elle n’a jamais été blessée par balle, mais il lui semble tout à coup que l’une d’elle lui transperce violemment le coeur, sans crier gare. La violence des propos lui écarquille les yeux et lui coupe le souffle l’espace d’une seconde. La phrase tourne, tourne, tourne… Ses mots résonnent et ricochent et se heurtent, en même temps que les souvenirs fades de visages qu’elle a peur d’oublier se succèdent. Elle pince les lèvres, pour ne pas offrir la satisfaction de ses larmes. Et même si ses yeux brillent, soudain, Esther déglutit et ravale cette boule qui vient de se nicher dans sa gorge.

« Tu sais, Lucy… J’ai de la peine pour toi.» souffle-t-elle d’une voix qui ne se brisera pas cette fois. « J’ai de la peine, parce que tu ne réalises pas ce que tu dis. Tu ne sais pas ce que tu as. Et tu me reproches ce que je n’ai plus.»

Bouleversée. Blessée. En colère. Quelle émotion te domine, douce Esther, à cet instant ? Le regard dur, parce qu’il suffit, elle ne peut plus jouer les petites filles capricieuses si c’est pour blesser les autres dans sa douleur.

« Je te remercie de me rappeler que j’aurais dû être avec les miens.» lui répond elle, aussi abrupte que Lucy ne l’a été. Elle s’était promis pourtant, de ne pas laisser sa voix la trahir… « Benedict est tout ce qu’il me reste. Je n’ai plus personne. Je n’ai que vous… Peut-être que toi, ça t’est égal, mais si je suis encore là, c’est grâce à lui. Et…»

Elle doit se mordre fermement la lèvre et détourner le regard, quand sa voix déraille et chancelle… Dis le, Esther.

« Je ne cherche pas à invalider ta peine, Lucy, je la partage. Mais… Tu as encore tout ce que moi je n’ai plus. » Ses lèvres se pincent brièvement. Elle doit déglutir péniblement, de nouveau. Esther dévisage un instant Lucy sans attendre d’elle de compassion ou d’excuses. Elle la quitte des yeux pour s’en retourner à n’importe quelle décoration à installer qui lui offrirait le refuge de tourner le dos à Lucy, et ainsi à couvert, laisser quelques larmes lui échapper. D’un revers de manche discret, elle les balaye. Et puis après un silence, elle finit par confesser :

« Parfois, je rêve d’eux… Mais plus le temps passe, et plus leur visage est… imprécis…»

Le coeur lourd, Esther, qui s’inquiète de bientôt ne plus se souvenir correctement.
Jusqu’à finalement oublier.