New hope

Hannah féline. Hannah gracile.

Ses pieds nus sur la minuscule échelle. Elle descendait de son lit comme on quittait un perchoir. Sur le bout des pieds pour ne pas réveiller. Ici, dans une grange apprêtée comme dortoir de fortune, les corps somnolaient dans une froideur d’avril tolérable. Les ronflements vrombissaient. Ceux d’Otto, surtout. Ceux du vieux Matthew, aussi. Hannah, elle, s’esquivait. Sa rousseur comme seule compagne, alors qu’elle traversait à pas de chat les rangées de lits occupés. Une vingtaine de survivants soudainement arrivés dans la communauté de Babylon. La dirigeante avait semblé à bout de ressources pour loger autant d’âmes errantes à la fois. Et maintenant que la nuit tombait… Maintenant que les ombres arrivaient… Les pensées angoissantes rattrapaient la petite rouquine. Catégorique, là-bas, à la Colonie. Il fallait quitter, et vite. Pour Zelda. Pour elle-même. Pour Rafael. Il fallait fuir les forces armées, à ses yeux et son cœur ; petite renarde encore bercée par les histoires d’horreur de son loup roué de coups. Et maintenant qu’elle dormait dans un hangar, maintenant qu’elle comprenait la dureté de la vie dans cette communauté, elle doutait.

Elle avait quinze ans, lorsqu’elle s’était faufilée sous les couvertures de Rafael. Son corps retrouvait le sien avec avidité ; il ne dormait pas, bien sûr. Et il lui avait manqué. Depuis leur départ d’Highgate, entre la peur, les pleurs, les morts et le froid, elle n’avait pas eu un instant pour songer à ça. À son corps qui le réclamait, à sa peau qui cherchait chaleur, à ses lèvres qui demandaient douceur. Alors ses lèvres effleuraient sa gorge, son cou, sa joue, se perdaient sur sa bouche. Avides de plus. De beaucoup plus. La chaleur l’envahissait peu à peu. Le rose sur ses joues. Mais sage, petite Hannah, dans cette intimité partagée. Seulement ses doigts, sous les draps discrets, à se faufiler sous son chandail, à valser sur sa peau nue en caresses douces. Le rapprocher d’elle. Le tenir contre elle. Jusqu’à ce que leur souffle s’emmêle. Jusqu’à ce que ses yeux ne voient que les siens, sombres et brillants. « Tu me manques… » Un murmure pour lui seul, dans la quiétude de la nuit. Les mots à peine audibles sous le ronflement persistant d’Otto, dans le lit voisin.

Un silence, alors que ses yeux clairs s’abaissaient. Hannah en berne. Les pensées ternes. « On a fait le bon choix, tu crois? …Dis? » D’avoir quitté Highgate pour la Colonie. De s’être exilés sans hésitation pour la première communauté dont ils avaient eu vent. D’avoir entraînés tous ceux qui comptaient avec eux. Les frères de Rafael. Noah et Abby. Le vieux Matthew, courbé par les ans. Emy, si jeune. Sa faute, à la renarde. Sa peur panique des militaires, depuis l’emprisonnement de Rafael. Et enfin son regard retrouvait le sien, attentive à sa réponse.

…Et juste avant qu’il ne prenne parole, un baiser. Puis un autre. En décalage parfait avec ses peurs et ses inquiétudes. Sans respect aucun pour le manque d’intimité.

Elle disait vrai, quand elle affirmait qu’il lui manquait.
   

De toutes petites étincelles, là où ses lèvres l’effleuraient ou la dévoraient. De toutes petites flammes, lorsque ses doigts se perdaient sur sa joue. More. Elle voulait plus, Hannah. Ne vivre qu’entre l’espace de ses bras. Se perdre en baisers et oublier. Oublier. Oublier. Le reste. La vie triste et grise. Highgate bombardée. Toute une vie à reconstruire. Les pleurs de Zelda. La peur dans les yeux de Noah et de son amie. Un refuge à apprivoiser, encore. Une place à prendre, encore. Demain, elle serait sage. Demain, elle serait solaire. Retrouver le positif dans cette galère. Mais cette nuit… Cette nuit, des baisers comme un incendie. Ses mains qui se perdaient sur son dos, sur ses reins. Elle s’arrêtait seulement le souffle court, les pommettes roses sous l’effort ou l’envie. Son regard brillant perdu dans le sien ; elle considérait enfin sa réponse. Des mots murmurés quelques minutes plus tôt.

« Ça me rappelait Seth et ses envies de conquête. » Seth et ses folies passagères. Seth éclaté au sol. Le bourreau. Le kidnappeur. Le tueur. Le protecteur. Tellement de rôles, tellement de titres et de facettes. Elle n'avait pas encore pris une seconde pour se poser devant ses sentiments contradictoires face à son départ. Du chagrin pour l'homme qu'elle avait connu. Du soulagement pour l’homme qu'il était devenu. En un battement de coeur, elle n’était plus tout à fait là, Hannah. Le regard voilé. L’esprit envolé. Elle était devant lui, dans le réfectoire où il l’avait entraînée. Elle était face à lui, quand il mangeait, s’empiffrait, quand il criait, frappait du poing, l’intimidait. La peur… Elle s’en souvenait parfaitement, la petite renarde. De la menace qu’il faisait miroiter qu’elle ne reverrait peut-être plus sa petite fille. Dans le doute qu’il laissait planer qu’elle ne serait réellement en sécurité qu'à ses côtés.

Il s’était trompé, Seth. Sur toute la ligne. Hannah le savait qu’elle n’était vraiment en sécurité qu’aux côtés de Rafael. Le Rafael qu’elle tenait dans ses bras. Qui faisait de Zelda et elle sa priorité. La famille.  

« Il va y avoir tellement à faire, ici. On est peu nombreux, pour se protéger… » Sa main retrouvait sa joue, délicate, amoureuse. Il s’était proposé pour surveiller l’enceinte et entraîner la communauté. Ça reposait sur lui. En grande partie ou en totalité. « Raf… Tu crois qu’on devrait se trouver un plan de secours, si jamais…? » Ses lèvres articulaient plus qu’elle ne murmurait. Par crainte qu’on les entende. Par crainte, peut-être, de s’entendre prononcer cette question elle-même.
   

Là. Comme ça. Blottie contre lui. C’était l’endroit où elle se sentait le plus en sécurité, désormais, Hannah. Quand il enfouissait son visage dans ses boucles rousses. Quand il lui parlait de l’importance de sa famille. Une famille à laquelle elle appartenait, désormais. Son coeur se calmait un peu. Le souffle allégé. Les regards emmêlés. Nous allons prévoir un plan B. Elle acquiesçait discrètement ; ils se comprenaient. Je ne veux plus me battre pour les autres… Je me bats pour ceux que j’aime. Même dans son murmure, elle entendait sa voix trembler, se fissurer, se fêler. Combien de morts enterrés, à Highgate, pour la folie d’un seul homme trop avide? Combien de risques avait-il pris, Rafael, à les défendre tous, toutes, quand Mansfield toquait à la porte d’Highgate? « Il faudrait se dénicher une ferme abandonnée pendant une sortie… La retaper, petit à petit, juste au cas où. Comme avant Highgate. J’étais tellement heureuse là-bas. » La Hannah d’avant n’aurait pas compris. Elle confondait l’abandon de soi à la gentillesse. Elle emmêlait l’humanité et cette facilité qu’elle avait de ne pas écouter ses propres besoins. Mais la Hannah de maintenant… Elle comprenait. Que la bonté existait jusqu’à une certaine limite. Que pour eux, la petite renarde et le loup, cette limite rimait avec le mot famille.

Zelda sera bien ici. Son sourire lui revenait légèrement. Imaginer sa petite poupée crapahuter derrière les moutons. La voir apprendre la vie à ses côtés. Puis Rafael l’embrassait. Et l’embrassait encore. Et Hannah perdait le nord. Les battements du coeur en désordre. Elle se redressait un peu, à peine, ses boucles folles en cascade autour d’eux. Suspendue à ses lèvres qu’elle peinait à ne plus embrasser. « Rafael… » La voix rauque. Brisée par tout ce qu’elle ne devait pas lui faire, là, maintenant. Entre deux ronfleurs, entre deux fugueurs. Entre des enfants qui somnolaient ; elle l’espérait. « Construis-nous une chambre, par pitié. » Une main sur ses lippes, et elle étouffait un rire léger. Retombée sur le lit trop étroit, entre ses bras, les soubresauts d’un gloussement qu’elle peinait à contrôler.

Là. Comme ça. Blottie contre lui. C’était l’endroit où elle se sentait à nouveau heureuse, Hannah. C’était peut-être ce que serait Babylon, pour elle. Le retour d’une certaine insouciance. Le retour d’un amour aussi dévorant que brûlant.

« Je t’aime… » Les mots sortis sans brusquerie. I wolf you.  Juste comme ça. Son loup protecteur. Son amoureux. Des mots qu’elle n’avait encore jamais osé dire. Pas même lors de la visite de la maison d’Abel, avec les émotions à fleur de peau. Elle avait attendu le moment parfait pour le lui dire. C’était peut-être ça, le parfait instant. Entre deux rires, comme des adolescents, à ne pas savoir se retenir. À brûler pour lui.
   

Il y avait des moments qui se figeaient dans l’instant. Elle se trouvait dans l’un d’eux, Hannah. Immobile. Le coeur ouvert qui battait fort, qui battait vite. Des mots précieux qu’elle dévoilait enfin, après des mois et des mois à ne pas avoir le courage de les dire. Ou ne pas avoir l’énergie de les assumer pleinement. Des mots fragiles qu’elle offrait avec sérieux, avec la certitude de ses sentiments, avec une confiance aveugle en l’autre. Je t’aime qui la dévoilait plus encore que n’importe quel sourire, que n’importe quelle oeillade énamourée. Trois mots comme une promesse. Elle était sienne. Elle serait sienne. Ses sentiments qui ne fuiraient pas, qui n’auraient pas peur des vents mauvais, qui ne craindraient plus de ne pas être à ses yeux ce que Rafael représentait pour elle. Sa moitié. Son partenaire. Sa famille.

Le silence les enveloppait et elle soupirait un peu, la petite rouquine. Elle n’attendait aucune réponse, aucune déclaration en retour. Il le lui avait déjà dit par le passé. Et souvent, depuis. Et après la fuite d’Highgate, elle avait ce sentiment que quelque chose avait changé chez Rafael. Si elle n’avait jamais douté de son affection, elle était maintenant assurée d’être importante à ses yeux. Tout comme il l’était pour elle. Puis.. Puis d’un coup, ses lèvres sur elle. Ses lèvres qui la couvraient de baisers doux. Tu me fais tourner la tête. Que m’as-tu fait, petite sorcière ? Quel sort m’as-tu jeté ? Ses lèvres à ses oreilles la faisaient rougir. Elle avait ce sourire léger en l’entendant rire, en le sentant la blottir contre lui. Comme des adolescents, entrelacés sur une couchette trop étroite. Puis il lui parlait de château, de maude nouveau. Pour elle. Pour la petite. Les yeux fermés, Hannah, parce que c’était trop beau, trop tentant de le croire.

« Zelda a besoin de toi, Raf. » Un rappel léger, discret. Un rappel en douceur. Un enfant avait besoin de son père. Si Noah repartait, si Ruben s’exilait, si Jorge ne revenait pas d’une sortie… Il y aurait des choix. Il y avait toujours des choix qui s’imposaient. Elle le savait, Hannah, pour avoir osé laisser Zelda derrière elle. Pour lui. La peur malgré tout, malgré les changements de Rafael depuis leur exil d’Highgate. Que son choix blesse la petite princesse. La blesse, elle aussi, l’écorche au passage. Encore. « J’ai besoin de toi, moi aussi. » Les yeux s’ouvraient lentement sur lui. Son front contre le sien, dans cette proximité qui chauffait les sangs. « Qu’est-ce qui nous arrivera, si on te perd…? » Elle ne pouvait pas, ne devait pas, ne voulait pas prendre ce risque. Pas après Octavio. Pas après l’avoir vu partir malgré ses sanglots pour retrouver Noah. Pas après l’avoir vu revenir, en sang et battu. Pas après avoir tout risqué pour le retrouver. « Je n’ai pas besoin d’un château. J’ai besoin d’un foyer… Et il se construira avec toi, seulement. »

Elle ne pouvait pas le perdre. Au-dessus de ses forces, petite renarde.
Alors sa main qu’elle déposait sur son coeur.
Alors le regard suppliant.
   

Ça battait fort. Un rythme soutenu. Régulier. Rapide. Ça frappait fort dans sa poitrine, tandis qu'il lui parlait d'avenir. Ça pulsait fort jusqu'à sa tempe posée là, sur lui. Ça battait fort chez elle aussi. Imaginer Zelda grandir, vieillir, s'épanouir. Imaginer pouvoir compter sur lui. Rafael. Lui faire confiance sans la moindre réserve, sans le moindre doute. Les yeux fermés, petite rouquine, alors qu'elle constatait à quel point c'était doux. Et à quel point elle voulait y croire. Qu'il ne disparaîtrait plus en la laissant derrière à s'imaginer le pire. Qu'il resterait à ses côtés. Qu'elle était sa priorité. Comme il était la sienne. Comme il l'avait toujours été, depuis longtemps déjà.

Ça battait fort, et elle se laissait bercer, Hannah. Les yeux fermés, le coeur attendri par ses déclarations. Les images s'emmêlaient à son esprit. Il y avait ce moment fragile et douloureux où elle avait vu les lignes roses pâles sur le test de grossesse. Le seul à la soutenir, à lui parler d'espoir, c'était lui. Il y avait ce moment magique, sous les Perséides, à le supplier de toujours faire de l'enfant à venir sa priorité. Avant elle-même. Avant les autres. Il avait accepté, alors que leurs doigts se frôlaient sans oser. Il y avait ce moment où elle avait souhaiter dire adieu à Octavio, enterrer les alliances en guise d'au revoir. Il avait été là à ses côtés. Toujours présent, toujours là pour elle. Rafael.

« Je te crois… » Son murmure brisait enfin le silence. Elle ne bougeait pas, petite rouquine, toujours blottie entre ses bras. Incertaine de le savoir endormi ou éveillé, après tout ce temps à réfléchir. « Je me rends compte que je pense de moins en moins à nos vies d'avant, Raf. J'arrête de me demander si tu plairais à mes parents, ce que je te cuisinerais, où je t'inviterais. » Ce qu'aurait pu être leur vie s'ils s'étaient connus autrement, dans un autre temps. Elle n'y songeait plus. Depuis un moment déjà. « Je pense que c'est toi. Que c'est pour ça, grâce à toi, parce que tu me rends heureuse et que je veux seulement voir où on ira ensemble. Et ce que tu me vends comme futur… Zelda si heureuse, je veux y croire. »

Les yeux fermés. Enfin. Le coeur plus léger, mais le corps toujours chauffé de cette proximité et des précédents baisers. Bientôt, elle le savait, le sommeil la happerait. Elle en ressentait les signes précurseurs, la petite rouquine. Les paupières en feu, l'esprit qui s'exilait plus facilement en rêverie.

« Notre maison... Elle sera assez grande pour Otto et Niklaus. Pous les enfants, aussi... » Une déclaration à peine plus audible qu'un souffle. Il y en aurait d'autres. Elle en souhaitait d'autres.