A wayfaring stranger

La porte du chalet se ferma sans bruit.

Lentement, relâchant un par un la pression de ses doigts sur le métal de la poignée, Khaaleb resta quelques instants au aguets, l'oreille tendue, afin de vérifier qu'aucun son ne provenait de l'intérieur de la maison.
Autour de lui, alors que le jour n'était pas encore totalement levé, tout était parfaitement silencieux. Il n'y avait rien, ni piaillement d'oiseaux, ni pas souple d'un animal sauvage sur les plaques de neige molle, ni raclement de gorge d'ancien vivant. C'était comme si le monde était encore endormi en attendant le réveil d'un autre matin morose. Il faisait encore sombre sans faire totalement nuit. La lumière de jour apparaissait progressivement entre les arbres, une lumière faible, anxieuse et malade d'heure du loup. Tout donnait l'impression d'être vu au travers de lunettes de soleil bleues. Déprimant comme souvent l'était la fin de l'hiver. On ne pouvait pas encore le discerner, mais d'épais nuages gris occupaient le ciel, encore une fois. Les premiers flocons ne tarderaient  pas à tomber.

Lorsqu'il fut sur que sa sortie n'avait réveillé personne à l'intérieur de la maisonnée, le jeune homme soupira, et de ce soupir apparu sortant de sa bouche un épais nuage de vapeur blanche qui voleta autour de lui dans l'air, froid et sec, qui lui piquait les joues et le nez. Les cheveux courts dans sa nuque se dressèrent dans un frisson. Assurément, les routes seraient gelées, mais il ne pouvait plus attendre. Attendre serait se retrouver une fois encore dans une nouvelle confrontation avec Terry qui ne comprenait pas sa décision, cette décision de partir pour Kánesakate où se trouvait tout le reste de sa famille. La voix de son ami résonnait toujours dans sa tête et les mots qu'il avait prononcé la veille au soir sonnaient comme le glas d'une malédiction à ses oreilles « ça sert à rien... tu vas juste gagner à t'faire tuer... Ils sont sûrement d'jà tous morts, et si c'est pas le cas ça l'sera le temps qu't'arrive là bas... » ces mots tournaient dans sa tête, frappant, fracassant les murs de son cerveau. Il les avait entendu toute la soirée, les yeux rivés sur le feu de la cheminée, il les avait entendu toute la nuit, alors qu'il n'arrivait pas à trouver le sommeil, les yeux rivés sur les poutres du plafond. Finalement, profitant que Terry et Leslie dormaient, il avait rassemblé ses affaires et il était parti, sans un bruit, sans un au revoir non plus. L'ancien militaire ne pouvait pas comprendre, il avait la chance d'avoir sa seule famille, la seule qui comptait, sa fille, avec lui, mais c'était tout un pays qui séparait Khaaleb des siens. Il devait partir, il devait les sauver. Sa nièce et son ex-beau-frère seraient en sécurité ici en l'attendant. Il y avait tout pour pouvoir tenir, et puis lui savait chasser. Ils allaient tenir, et bientôt lorsqu'il serait revenu avec le reste de la tribu, ils pourraient repartir à zéro, survivre tous ensemble.
L'esprit plein des doutes de Terry mais le cœur remplit de ces idées et de cet espoir fou, le jeune homme passa le bras sous la lanière d'un gros sac de randonnée qu'il remonta sur son épaule, puis il se détourna du chalet au murs de bois et alla jusqu'au vieux pick-up à la peinture verte écaillée et au par-choc rouillé qui se trouvait garé tout prêt. La route serait longue jusqu'à la commune d'Oka, mais il espérait ne pas rencontrer trop d’embûches. Après tout, le monde n'avait pas encore totalement sombré dans la folie. Tout était encore peut être possible.
Jetant un rapide coup d’œil aux quelques affaires qu'il prenait avec lui, le garde forestier s'installa à la place du conducteur et ferma la porte avec précaution, puis se frotta les paumes l'une contre l'autre pour les réchauffer. Dans l'habitacle aussi il faisait diablement froid. Levant la main vers le pare-soleil, il récupéra le trousseau de clefs qu'il inséra dans la serrure avant de démarrer le véhicule. Le bruit du moteur se fit entendre, fort et puissant,faisant vibrer l'air tout autour. Il n'avait pas beaucoup de temps avant que Terry et Leslie ne se réveillent. Alors qu'il repositionnait le rétroviseur, il ne pu s'empêcher d'y voir le reflet de cette maison à laquelle il tournait le dos. A la fenêtre du premier étage, l'espace d'une seconde, il cru voir la silhouette d'une jeune fille.

Mais avant de savoir si oui ou non Leslie l'avait vu, Khaaleb enleva le frein à main, appuya sur l'accélérateur et engagea le vieux pick-up vert sur la route, le long des arbres sombres.
**

La pelle rencontra le sol poussiéreux dans un bruit sec, s'enfonçant de quelques centimètres à peine dans la terre aride. Posant le pied sur un des côtés de la plaque de métal, Khaaleb s'y appuya de tout son poids, la faisant pénétrer entièrement, comme un couteau bien aiguisé entre deux côtes. Puis, appuyant sur le manche en bois, le jeune homme arracha à la terre sombre une grosse motte qu'il envoya d'un geste mécanique sur un tas un peu plus loin à l'extérieur du trou dans lequel il se trouvait. Il répéta ce mouvement une nouvelle fois, puis une nouvelle fois, encore et encore. Le rythme régulier de la terre qui tombait créant dans l'air sans vent une sorte de musique macabre. Il creusait.
Autour de lui, il y avait déjà plusieurs trous creusés dans le sol poussiéreux. Pas très profond, juste assez, juste ce qu'il fallait.
Normalement il aurait fallu brûler les corps, c'est comme ça qu'il aurait du faire, c'était la tradition. Mais un tel brasier aurait sûrement attiré toutes les charognes de la région, et il voulait éviter d'attirer encore plus la mort sur ces terres qui avaient longtemps été celles de sa tribu. Et puis avec la sécheresse qui sévissait depuis quelques semaines, il valait mieux éviter d'allumer un feu.
De grosses gouttes de sueur coulaient de son front, gouttant sur son menton, fuyant le long de son dos. Ces vêtements, ce qu'il en restait, était sales, troués, rapiécés. De nouvelles marques, cicatrices plus ou moins fraîches, étaient venues zébrer son corps à côté des dessins qui autrefois avait été tracés à l'encre. Ses cheveux, attachés en chichon informel, avaient poussé, sa barbe aussi.
Lorsque la profondeur fut bonne, Khaaleb se redressa, étirant ses vertèbres douloureuses, cambrant le dos. Puis Tendant le bras vers une gourde qui se trouvait au sol non loin de lui, il la déboucha et laissa l'eau tiède couler dans sa bouche. Ce contact était son seul plaisir, son seul réconfort. Laissant un peu de liquide glisser dans la paume couverte de cloques de sa main, il s'aspergea la nuque, le visage. Des gouttes s'échappèrent et tombèrent sur la terre meuble sous ses pieds. Il avait beau être à l'ombre, la chaleur était déjà écrasante, et le soleil n'avait pas encore atteint son zénith.
Le jeune homme se sentait engourdi par cette chaleur, comme s'il était à l'intérieur d'un four, hébété, nauséeux. Mais peut être que la nausée n'avait rien à voir avec la température mais bien avec l'odeur qui envahissait tout le sous bois. Peut être était-ce les deux. Chaleur, viscères et décomposition des corps. Un nouveau parfum auquel il ne se faisait pas.
Il avait creusé les trous en rangée, les un à la suite des autres, et dans chaque trou il y avait un corps, enveloppé dans ce qu'on pouvait identifier comme de vieux draps, des nappes, des couvres-lit. Tout ce qu'il avait pu trouver dans les maisons de la réserve et qui avait pu faire l'affaire. Le jeune homme n'avait pas eu le cœur de les laisser à même la terre, même si dans le fond, il savait que ça ne faisait plus trop de différence désormais.
Terry avait raison, il ne pouvait rien faire d'autre que de le reconnaître en fin de compte. Il avait eu raison. Il était arrivé trop tard, beaucoup trop tard. La route jusqu'à Oka avait été beaucoup plus longue que prévue, beaucoup plus sinueuse... plusieurs mois pour arriver à Kánesatake et ne trouver ici comme partout que des morts morts depuis des mois. Tous ceux qu'il avait voulu sauver ne l'avaient finalement pas attendus. Ou peut être que si, mais pas dans l'état dans lequel il pensait les trouver. A peine fermait-il les yeux qu'il les revoyaient, ces parents morts marchant comme des somnambules entre les arbres.

Lançant la pelle hors du trou, le jeune homme en sortit à son tour, essuyant ses mains pleines de terre contre son pantalon poussiéreux, de la poche arrière duquel il sortit un paquet de cigarettes écrasé. Il les avait trouvé dans la maison qu'occupait sa sœur aînée, la seule maison qu'il avait trouvé vide, le seul corps qui n'était pas enveloppé dans un drap de lit ou un vieux plaid. Peut être était-elle partie, peut être avait-elle eu le temps de fuir avant que les virulents viennent tout détruire ici aussi, peut être avait-elle disparu avant d'en devenir un, comme tous les autres membres de ce qui avait été autrefois leur famille. Khaaleb ignorait ce qu'elle avait pu devenir, sans doute morte à l'heure qu'il était.
Sortant de sa poche un briquet, le jeune homme en actionna la pierre tout en approchant la cigarette qu'il avait placé entre ses lèvres. Mais à part une étincelle, rien n'en sorti. Il réessaya, puis une nouvelle fois. Enfin, une flamme minuscule et crépitante apparue, consumant le tabac roussi. Immédiatement, la sensation de nausée s'accentua, mais au moins l'odeur de la fumée cachait un peu celle des morts.  
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La petite bicoque avait une odeur de renfermé, de bois pourri et de vieille cendre froide. Elle n'était constituée que d'une seule pièce, rectangulaire, avec à peine quelques meubles et encore moins d'affaires. Un vieux lit miteux, une table couverte d'une nappe cirée au motif quadrillé, deux chaises, une commode aux tiroirs ballants sur laquelle se trouvait des bouteilles ides et quelques vieux livres jaunis. De toute évidence, cette vieille cabane avait servie autrefois de refuge pour des chasseurs du coin et personne n'était venu y faire quoi que ce soit depuis pas mal de temps déjà. La mort s'était tenue éloignée de sa porte, et en cela c'était sans doute un endroit paisible où venir se protéger de la tempête qui se préparait au dehors. La lumière faiblarde de l'après midi traversait à peine les carreaux sales de l'unique fenêtre couverte de planches clouées, éclairant l'endroit sans enthousiasme. C'était minable, mais pourtant le jeune homme avait l'impression d'avoir trouvé un véritable palais. Couvert des pieds à la tête par d'épais vêtements saupoudrés d'une pellicule de neige fraîche, Khaaleb laissa tomber son sac à dos sur les lattes grinçantes du parquet et retira l'écharpe qui lui couvrait la bouche. Une épaisse vapeur blanche en sorti, allant de paire avec le givre qui avait envahit sa barbe et ses sourcils. Sortant de son sac deux bâtons et un sachet contenant de l'amadou, le jeune homme se rapprocha de l'âtre de la cheminée où se trouvait les restes poussiéreux de sa dernière flambée qui, à en juger par l'humidité des cendres, ne devait pas dater d'hier. A l'aide du tisonnier, le garde forestier dégagea la dalle de pierres et y disposa quelques bâches parmi les plus sèches qu'il avait pu trouver dans un petit panier juste à côté, puis, positionnant l'amadou, il entreprit d'y mettre feu. L'habitude aidant, et malgré les conditions déplorables, il ne lui fallut pas trop de temps avant que des étincelles, puis des petites flammes, minuscules et fragiles, n'apparaissent.
Soufflant doucement dessus, le jeune homme entreprit de retirer les couches qui le couvraient. L'été était bien loin maintenant, tout comme les sous-bois de la réserve et ses trous dans le sol sombre. Il avait finalement fait demi-tour, refaisant le chemin dans l'autre sans, retournant vers Kelowna qu'il n'aurait jamais du quitter, les pieds sanglants et le cœur lourd. Cela faisant des semaines qu'il n'avait croisé personne, hormis quelques virulents que le froid commençait à ralentir. Il ne savait même plus quel son faisait sa propre voix.
Au dehors, le vent soufflait de plus en plus fort, faisant voler des flocons de neige dans tous les sens. Il avait eu une chance incroyable de trouver cet endroit avant que les éléments se déchaînent. Au moins pourrait-il passer au calme les prochains jours. Étendant devant la flambée une fourrure aux épais poils bruns, il s'y installa, étirant ses longues jambes douloureuses.
Après un rapide examen de ses stocks de nourriture, il pouvait facilement passer plusieurs jours ici sans se préoccuper de la chasse, qui aurait été bien ardue avec le temps qui s'annonçait. Il n'y avait rien à faire qu'attendre que ça passe, prendre son mal en patience.

Alors qu'il était sur le point de mordre dans un morceau d'élan séché, un bruit  terrible se fit entendre au dehors. Un crissement de pneus strident, suivi d'une série de chocs et de tôle frappée, déchirée, fracturée. Identifiant ce son comme celui d'un accident de voiture, Khaaleb resta quelques instants à l'affût, le souffle coupé, tendant l'oreille comme un animal à l'affut. Il n'avait pas repéré de route aux abords du refuge, mais avec la neige qui tombait drue et qui recouvrait tout, il avait très bien pu passer à côté sans la voir. Encore quelques secondes, longues et silencieuses, le jeune homme resta là, essayant de choisir ce qu'il allait faire ou ne pas faire, mais finalement, il se leva et s'enveloppa dans une couverture épaisse. Son arc à la main et son carquois à l'épaule, il sortit de la cabane et regarda tout autour de lui. Il ne voyait pas grand chose, mais le bruit qu'il avait entendu lui indiqua la direction à prendre. Le vent, le froid et la neige rendaient sa progression difficile, pourtant il avançait, comptant ses pas et l'orientation qu'il prenait par rapport aux arbres qu'il dépassait.
Plus rapidement qu'il ne l'aurait cru, il aperçu soudain la forme sombre d'une voiture, retournée sur le dos comme une vieille tortue ridicule. Une fumée épaisse et noire que les bourrasques ne parvenaient pas à totalement disperser en sortait. Pour une raison qu'il ignorait, le véhicule était sortit de la route et avait du faire plusieurs tonneaux avant d'arriver ici. Deux virulents tournaient autour, les yeux vides et les mâchoires grinçantes, semblables aux morts de Game of Thrones cette série qu'il avait regardé autrefois avant d'en vivre un des aspects les moins divertissants. Encochant une flèche, caché d'eux par le couvert des sapins qui l'entourait, le garde forestier tira vers celui qui se trouvait le plus proche de lui, l’éteignant en pleine tête. Le deuxième eu à peine le temps d'entendre le premier tomber au sol qu'il alla le rejoindre. A cette distance, et malgré le vent, difficile de ne pas faire mouche. Après avoir vérifié qu'aucune autre nuisance ne se trouvait dans les alentours, Khaaleb s'approcha prudemment de la voiture retournée et s'accroupit afin de voir dans quel état se trouvait le conducteur qui jusque là n'avait pas donné signe de vie.

La jeune femme était inconsciente, un filet de sang coulant le long de sa tempe.
**

Une épaisse couche de poussière recouvrait tout dans le salon froid et humide. Des objets avaient été renversés sur le sol, les tiroirs et les placards ouverts, retournés, dans une sorte d'empressement désordonné. A n'en pas douter, le lieu avait dû être visité plus d'une fois depuis qu'il était parti... à n'en pas douter aussi, Terry et Leslie n'avaient pas dû y rester longtemps. Sans poser ses affaires, Khaaleb fit le tour des pièces, le regard hagard, l'air sombre. Son dernier espoir de les trouver ici s'était envolé dès lors qu'il avait trouvé la porte du chalet ouverte. Après tout, qu'est ce qu'il croyait ? Presque un an s'était passé depuis qu'il était parti, un an depuis qu'il les avait abandonnés. Pas un jour ou une minute sans un regret. Un regard en arrière.
Se penchant en avant, le jeune homme ramassa un cadre photo donc le verre s'était brisé et dont il sorti le cliché. Il était en mauvais état, et pourtant, souvenir d'une époque heureuse, il la rangea dans la poche de son manteau.
Sans passer plus de temps à errer dans ses pièces, ni sans un regard pour le frigo ou les placard vide, il sortit de la maison et resta quelques instants sur le pas de la porte.
Et maintenant quoi ? La route s'arrêtait-elle ici ?
Cette idée lui tordit les boyaux si fort qu'il dû retenir l'envie de vomir le maigre repas qu'il avait pris plus tôt dans la journée.
Il se prit la tête dans les mains, se cachant l'espace d'un instant les yeux de la pâleur maladive de la neige qui recouvrait tout. Il devait se ressaisir.
Resserrant les sangles de son sac à dos, Khaaleb fronça les yeux et fit un pas en avant, puis un autre, et encore un autre, remontant un des chemins qui quittaient la maison. Il y avait encore d'autres endroits à visiter. Il était possible après tout que Terry et Leslie aient trouvé refuge ailleurs, dans un lieu plus propice. Peut être même se trouvaient-ils à Kelowna même ? Bien que l'idée d'approcher d'une ville ne le motivait guère, le souvenir de ce qui restait de Montréal était encore fort dans son esprit, le jeune homme pris toutefois cette direction, restant toujours sous le couvert des arbres pour progresser.

Mais alors qu'il longeait la Kelowna Rock Creek Hwy, un bourdonnement se fit entendre au loin, comme un gros insecte démesuré qui s'approchait. Se plaquant au sol pour ne pas être vu, Khaaleb tendit l'oreille, curieux de voir ce qui approchait. Très rapidement, l'ancien biker qu'il était identifia le bruit comme étant celui d'une moto qui approchait.