All night long - Jorge Nuñez Vargas

Je fouille frénétiquement mes poches. Rien. Mon sac à dos. Non plus. Mon cœur bat de plus en plus vite et la panique se mélange à la colère. Où est-elle ? Je n'ai pas pu la perdre, c'est impossible. Je ne peux rien faire sans elle. Sans elle je meurs, je le sais. Elle me protège. Je retourne tout. Je vide intégralement ma piaule, jetant en l'air toute affaire qui n'est pas elle. Je grogne, je peste. Contre moi. Suis-je assez con pour perdre un tel objet de valeur ? Ou me l'a-t-on volé ? Une blague de Ferghus ? Certainement pas. S'il aime me charier, jamais il ne s'en prendrait à elle. Et si un autre a voulu me faire du mal ainsi, alors... Je le tuerai. Seth me punira, peut-être même me tuera, pour l'exemple, mais tant pis. Elle vaut toujours le coup.

Il y a ce son rauque qui résonne dans les couloirs. Ce râlement caractérisque. Je me fige. Les poils se hérissent sur l'intégralité de mon corps. Non... C'est impossible. L'Aéroport c'est la sécurité. Ils n'ont pas pu envahir notre base. C'est impo... Un hoquet me serre la gorge. Je ne parviens plus à respirer. Par réflexe, j'ai empoigné mon Magnum, prêt à tirer dans le tas malgré la peur qui me donne la nausée. Mais ce qui me donne envie de gerber et de mourir, là, de suite, c'est son visage.

- April ?

Je l'ai tué... Je l'ai tué il y a de cela un an, quatre mois et six jours, précisément. Alors que fait-elle ici, seule ? Elle se tient là, devant moi, vêtue d'une grande robe de mariée souillée par la boue et le sang. Je parviens enfin à déglutir. Son visage est à moitié déchiré, sa peau nécrosée dégage une odeur pestinentielle et pourtant je la trouve si belle. Si elle. Elle tend une main vers moi et je peux alors la retrouver. La bague. L'alliance en bois que j'ai taillé trône à son annulaire.

- Tu ne m'as pas épousé.

Sa voix est telle que je l'imaginais. Identique à mes souvenirs, à mille lieux de son apparence de rodeur. Cette simple constatation fait exploser la boule de chagrin et de choc qui obstruait ma gorge. Les larmes jaillissent, créant un brouillard humide dans mes pupilles.

- Je voulais attendre. Je gémis en retour.

- Attendre quoi ? Raille-t-elle. La fin du monde ?

Je voudrais rire avec elle, mais je n'y arrive pas. La culpabilité me broie le cœur. Chaque matin je regardais cette alliance faite de mes petites mains, me jurant de sauter le pas. J'étais décidé à l'épouser seulement six mois après avoir fait sa rencontre. Le coup de foudre, ça ne s'explique pas et puis... Quand on pense mourir chaque jour bouffé par des créatures à moitié mortes... Et pourtant je n'ai jamais sauté le pas. Je voulais attendre le bon moment, un instant particulier.

- C'est faux.

Donc elle entend mes pensées.

- Tu attendais ton courage. Mais tu n'en as jamais eu, pas vrai ?

Je tremble. Je pleure. Quoi répondre à cela ?

- Il serait temps de te réveiller Jorge. Et de montrer aux autres ce que tu es vraiment : un pauvre mec qui crève de peur et qui n'attend qu'une chose : crever, comme un putain de lâche.

- Non... Non... Je suis encore là... Je... J'ai tué, j'ai...

- Tu ne m'as pas sauvé.

C'en est trop. Mon corps tombe dans un vide sans fond et mon cerveau provoque un réveil en sursaut. Mon corps est glacé de transpiration et mes muscles tremblent à en faire vibrer le lit. Mes paupières noyées s'habituent petit à petit à la réalité et je prie pour n'avoir pas crié. Je n'ai aucune envie qu'on me découvre ainsi. J'allume ma lampe torche pour vérifier. Qu'elle n'est pas là, que c'était bien un cauchemar. Et ma main droite vient attraper la fameuse alliance qui se balance autour d'une chaine, accrochée à mon cou. Je sens la crise d'angoisse arriver. Souffler. Inspirer profondément. Et souffler. Encore. On inspire. On souffle. C'est fini. Je ne dormirai plus cette nuit.


Un an, quatre mois et six jours. Sept. Sept jours à présent que le soleil s'est officiellement levé. Et ce matin, me taraude une envie qui avait disparu il y a environ cinq mois. Je sais que je ne dois pas y céder. Ce serait prendre le risque de recommencer. De sombrer à nouveau.

« Ce n'est pas de ma faute. Ce n'est pas de ma faute. Elle est morte et ce n'est pas de ma faute. »

Je me répète cette phrase. Encore et encore, retenant mes poings entre mes cuisses pour les empêcher de frapper. Durant presqu'un an, chaque matin je me donnais le nombre de coups correspondant aux jours passés depuis sa mort, depuis mon poignard enfoncé dans sa petite tête brune. Coups ou entailles, parfois les deux. Une auto-mutilation que Ferghus a découvert. Mais il n'a rien dit. Il a gardé le secret, se contentant d'être toujours dans mes bottes ou d'envoyer Susan pour m'empêcher d'avoir ce temps. Il savait que jamais je ne le ferai devant qui que ce soit. Alors il a prétexté une sorte de bisutage, me noyant de travail si bien que mes instants seul... Je ne pouvais que dormir.

C'est fini. Je resserre l'étreinte de mes cuisses pour maintenir la pression sur mes poings. Mes dents viennent d'instinct s'attaquer à mes lèvres. Je crochette un morceau de chair et perçois le sang qui s'en écoule. Et merde. Je libère mes mains pour essuyer le tout et me lève. Bosser. Me rendre utile. Oublier ce mauvais rêve.



Il faut croire que l'univers m'entend. Rectification : Seth m'entend. Encore hagard j'ai du mal à comprendre les raisons de l'agitation dehors. Nous partons en guerre. On ne m'avait pas dit que le siège de Highgate était prévu pour la nuit prochaine ? Visiblement le plan a changé. Je suis totalement désorienté et encore sous le choc de ce mauvais rêve, mais je m'équipe en vitesse. Je n'aime pas ça. Je comprends de moins en moins les actions de Seth. Je sais qu'il a toujours des raisons, qu'il pense à nous, à notre avenir. Mais pourquoi partir en guerre quand les véritables ennemis reviennent d'entre les morts ?

Tout va très vite. Trop vite. Nous prenons les avant-postes avec une facilité qui me déconcerte. Je suis là, un prisonnier en main, sans trop savoir quoi en faire. Ce n'est qu'un homme, comme moi, qui se bat pour survivre. Qui n'a rien demandé. Rien. Pourquoi devoir être forts ? Pourquoi condamner les larmes ? Qui a décidé ce qui était une force et ce qui était une faiblesse ? Où est-ce que tout cela nous mène au juste ?

On les aligne. Un par un, la tête dans le sol, une arme sur leurs nuques. L'ancien moi, le petit Jorge passionné d'histoire déglutit de dégoût. Ça sonne comme une époque beaucoup trop sombre. J'ai la tête qui tourne, des sueurs froides. Je ne veux pas assister à ça. Je ne veux pas contribuer à ça. Rendez-vous par pit...

La balle qui sort de l'arme de Seth pour se loger dans l'un des prisonniers provoque une première résonnance qui me déchire les oreilles. Je sens que je deviens pâle. Je lève mon visage vers le mur de Highgate pour éviter d'être agressé visuellement par le sang qui se répend au sol. Et je le vois. Non. Non. Non, non, non, non et non. C'est un nouveau cauchemar. Ou une hallucination.  Parce qu'il y a cet homme, là-haut. Il tient une arme et vise Seth. Et cet homme... a le putain de visage de Rafaël !

Ma vision se brouille. Je vais tomber dans les pommes. Raf est mort. Il est mort dans un crash d'avion. Et j'ai déjà vu une morte cette nuit. Je deviens fou. Voilà l'explication. Je ferme les yeux pour me ressaisir, mais je n'ai pas même le temps de souffler. Un larsen grésille au travers d'enceintes, annonciateur d'une musique au volume beaucoup trop élevé. C'en est trop pour moi. Le bruit est comme une vague qui déferle dans mes tympans. Je ne vois plus rien, plaque mes mains, dont l'une tient toujours mon Magnum, sur mes oreilles, en vain. C'est trop tard. L'acouphène est brutal. La douleur me fait hurler et je tombe au sol. Je perçois au loin des coups de feu qui s'enchainent. Puis plus rien. Je suis sourd. Sourd de l'extérieur car à l'intérieur... Dans ma tête c'est un vacarne douloureux. Une véritable géhenne qui se fait le malain plaisir de répéter cette phrase.

« Tu ne m'as pas sauvé ».

April n'est pas la seule à pouvoir la dire. Rafaël. Ruben. Papa. Maman. Grand-mère. Luka. Vivienne.

J'ignore combien de temps je reste ainsi, avec cette impression que mes oreilles saignent et que je perds tout contrôle. Une main s'abat sur mon épaule pour me relever et me ramener à la vie. Ferghus. Mon bro, mon ami, mon soutien. Recouvrant la vue, je cherche la vision fantomatique de mon grand-frère. Mais il n'est plus là. Logique, il ne l'a jamais été, il est MORT.
Sans surprise bruit a attiré les virulents et Seth ordonne le repli. Enfin... Pas pour tous. Me voilà attitré au groupe de Benedict pour les éloigner. Comme de la chair à pâtée. Il ne peut pas faire ça, hein ? Seth œuvre pour nous... Pourquoi nous laisserait-il ainsi crever ? La musique est un véritable supplice. J'ai bien trop mal et je peine à attendre ce qu'on me dit. Je cherche des yeux Susan, mais je réalise qu'elle n'était pas avec nous. J'espère qu'elle va bien. Ferghus doit s'inquiéter pour elle... Je sais. Tout du moins j'ai de sérieux doutes. Mais s'il ne me dit rien, alors c'est qu'il n'est pas prêt. C'est leur secret. Ils n'ont pas révélé le mien. J'en ferai de même.

J'appuie en continue sur la détente. J'explose des tronches de virulent sans même réaliser ce que je fais. Je suis en mode automatique. Je n'ai qu'une envie : lâcher prise. Mais je me connais. Si je le fais... Les virulents ne seront pas les seuls à mourir. Je bouscule beaucoup de monde. J'ignore qui j'accompagne, ma vision reste indécise et floue. Et ce PUTAIN DE SON. Je crois que je vais vomir de douleur. On s'éloigne et l'hyperacousie se calme un peu. Juste un peu. Juste de quoi entendre Benedict formuler mes pensées obscures. Trahir Seth. Je fixe l'homme avec crainte. On ne trahit pas un homme comme Seth. Et puis... Il m'a sauvé. Il était là, pour moi. Comme un père. C'est à ses côtés que j'ai fait mes deuils. Que j'ai survécu. Je ne peux pas lui faire ça... Et pourtant... Cette image des hommes à terre, prêts à être éxécutés. Toutes ces actions, cette guerre qui me révulse... Ce trop plein. Je veux juste... du calme ? Une trève à tout ça.

Je cherche Ferghus. J'ai besoin de lui, de son avis. Mais il est parti avec le groupe de Tobias. Il élimine des humains. Des humains, tandis que je lutte pour ne pas me faire bouffer par les virulents. Faire un choix. Accepter. Les cris dans mon crâne ne cesseront jamais, pas si je continue aux côtés de Seth, pas si je choisis d'être encore cet homme là, celui qui presse sur la détente et qui en ressent du plaisir. Ce n'est pas le Jorge de Raf et Ruby, ça. Pas plus que celui d'April.
Mon talkwie résonne. Ferghus. Ce nouveau frère qui m'a relevé cette dernière année. Cet homme que j'aime plus que ma propre vie. Il m'hurle de le rejoindre, de rejoindre Seth. De fuir. De gros sanglots viennent s'ajouter au désastre de mes émotions lorsque je réponds.

- Je suis désolé.

Je coupe notre communication. Ma main libre vient tirer sur l'alliance d'April à mon coup pour en briser la chaine qui la retient. J'enroule, tremblant et pleurant, le tout autour du talkwie et jette l'appareil dans la horde de virulents qui arrive droit sur moi. Je jette mon cœur entre leurs mains. Et je prends place aux côtés de Benedict. Pour la paix. Pour le calme. Pour une trève intérieure.